Autonomie, sécurité et liberté de déplacement

Lettre de Mme Florie BERT à Mr Patrice LEGRAND, président de l’AVH

Il y a quelques jours, on m’a fait suivre un mail de publipostage de l’association Valentin Haüy, que vous avez peut-être vous-mêmes reçu, informant l’honnête citoyen et la brave ménagère que l’AVH organisait un nouveau défi pour secourir les non-voyants : réunir en un mois la somme de 20000 euros. Il s’agissait donc tout simplement d’un appel au don, dans lequel on pouvait lire des propos certes en aucun cas choquants, mais ayant pour but évident et non dissimulé d’attendrir le lecteur sur le sort misérable de l’aveugle non-voyant, pour reprendre l’expression d’un certain potcasteur au nom chocolaté. Ces propos allaient jusqu’à dire, je cite : “Nous nous devons de les aider à continuer à vivre, tout simplement.” En d’autres termes, madame, monsieur, si vous ne nous donnez pas d’argent, vous serez responsables de la mort de ces pauvres aveugles qui sans vous, ne peuvent pas continuer à vivre.

Légèrement contrariée par cette façon d’aborder le handicap, pour une association dont le but premier devrait être l’intégration et non la stygmatisation, je me suis permise d’écrire un mail au président de l’AVH, m. Patrice Legrand. Un ami, ayant lu mon message, m’a alors conseillé de le rendre public car, selon lui, il pourrait peut-être trouver écho chez pas mal de monde qui pourraient alors joindre leur voix à la mienne.

Avant de vous laisser lire et pour éviter tout malentendu, je tiens à dire que je suis intimement convaincue que l’AVH a apporté et apporte énormément aux non-voyants, que je ne remets pas en cause ce qu’elle fait pour les personnes handicapées visuelles. Ce que je remets en question, c’est une vision des choses, l’image que cette association donne du handicap, une image ancienne de cinquante ans qui doit changer, si l’on veut que le monde change.

Voici donc pour vous, non-voyants, malvoyants et amis sensibles à la cause, ce message adressé au président de l’association Valentin Haüy.

Bonne lecture.

> Monsieur le président,

> Je viens de recevoir votre petit mail, annonçant le lancement d’un défi visant à récolter 20000 euros en un mois.

> Je ne suis pas, je le sais, la première à réagir à votre publipostage, mais je le fais en espérant qu’à plusieurs nous pourrons faire bouger les choses.

> Je suppose que ce procédé vieux de milliers d’années, celui qui consiste à présenter le handicap dans tout ce qu’il a de plus triste et larmoyant, avant de présenter une corbeille pour faire la quête, est rudement efficace, puisqu’il perdure encore aujourd’hui.

> Mais sincèrement, allez-vous me faire croire que c’est d’argent que l’AVH a besoin ? De l’argent, elle en a, au point qu’elle pourrait bien en rougir face à d’autres associations bien moins bien loties et pourtant beaucoup plus actives.

> Le rôle d’une association aussi connue et influente qu’est l’AVH ne devrait pas être de récolter des fonds, il y a bien d’autres institutions faites pour cela, mais au contraire d’utiliser son influence pour faire avancer les choses, progresser les mentalités, plutôt que de nous ramener à l’époque où l’on faisait s’assoir les petits aveugles sur le trottoir pour apitoyer l’honnête citoyen.

> Faire évoluer les mentalités, c’est expliquer aux gens, jeunes comme vieux, que le handicap n’est qu’une différence, pas une barrière. C’est faire comprendre à tout un chacun qu’avec quelques petites adaptations, notre vie est aussi heureuse, aussi palpitante et aussi agréable que celle de n’importe qui. Faire évoluer les mentalités, c’est démontrer aux voyants que nous pouvons être amis sans souci, que nous pouvons les inviter à manger parce que nous pouvons cuisiner, que nous pouvons aller tous ensemble au cinéma, faire du sport, danser en boîte de nuit, que nous pouvons avoir des enfants, construire une famille, que nos enfants peuvent jouer ensemble, que nous aimons rire, nous amuser ! Changer les choses c’est justement faire comprendre aux gens que notre vie n’est pas triste, morne et épouvantable au point que nous avons besoin d’argent, pauvres petits malheureux ! Et vous, vous faites quoi ? Mais vous faites tout l’inverse, purement et simplement. Tout ça pour quoi ? Pour réunir des pièces sonnantes et trébuchantes. Vous avez conscience que c’est grave ? Vous avez conscience que votre association, dont le but est d’aider les personnes mal et non-voyantes, fait tout au contraire pour les enfoncer dans leur isolement ? Cela ne vous paraît-il pas criminel ?

> Réalisez-vous le pouvoir que vous avez ? Oh, oui, je suis certaine que vous le réalisez et que vous en jouissez suffisamment pour en avoir conscience. Vous rendez-vous compte de ce qui pourrait se passer, si vous mettiez réellement ce pouvoir au service des handicapés visuels ? Mais bon sang, vous pourriez déplacer des montagnes !

> Bien sûr, ce que vous pointez du doigt est vrai, bien sûr il y a des non-voyants complètement isolés, qui ne sont pas autonomes ou qui n’ont pas d’amis ou de vie sociale. Mais croyez-vous que c’est les aider que vous servir de leur souffrance pour récolter de l’argent ? Non, et je vais vous expliquer pourquoi, même si je vous crois suffisamment intelligent pour le comprendre tout seul :

> On ne peut pas se sentir l’égal de celui que l’on prend en pitié. On ne peut pas être l’ami de celui envers lequel on fait sa bonne action parce qu’on a bien conscience qu’il est bien inférieur à nous. Tout simplement, parce qu’on ne considère même pas cette personne comme une personne, mais comme une cause pour laquelle on desserre les cordons de sa bourse. Quand je lis votre mail d’appel à la pitié. au don, pardon, je n’ai aucune envie d’accepter dans ma vie ces gens que vous décrivez, des gens qui ne savent rien faire seuls, des boulets de la société ! J’ai juste envie de donner trois sous pour avoir bonne conscience et pour les oublier bien vite.

> Non, si vous voulez vraiment, comme vous le prétendez, aider ces non-voyants exclus de la société, eh bien il faut lui donner envie, à la société, d’inclure ces personnes ! Racontez-leur la vérité ! Racontez-leur que ces gens leur ressemblent, aiment la vie et font tout comme eux ! J’ai bien conscience que c’est moins vendeur, mais quoi ? Vous voulez récolter de l’argent pour récolter de l’argent, ou bien aider les non-voyants, même si ça ne rapporte rien ? Ce n’est pas ça, le but premier d’une association ?

> Je suis non-voyante et je travaille en tant que musicothérapeute dans une clinique. Lorsque je suis arrivée, j’ai senti, comme toujours, une appréhension, une distance, une mise à l’écart de la part de certains collègues. Vous savez ce qui a fait qu’aujourd’hui je suis intégrée parmi eux et que je ne vois plus aucune différence entre eux et moi ? Ce n’est pas parce que je leur ai raconté que ma vie était difficile, que je souffrais et que j’avais besoin d’aide pour toutes les tâches de la vie quotidienne, non, ça ça leur aurait encore plus fait peur. C’est simplement que je suis allée avec eux boire un verre, que je leur ai raconté mes vacances pendant lesquelles j’ai piloté un avion et fait du ski nautique, qu’on est allé faire du shopping avec les filles et qu’elles ont vu que comme elles j’aimais les jolies choses, qu’on a parlé films tous ensemble et que, quand ils ont compris que oui, je pouvais être cinéphile, on est allés au cinéma, que je leur ai expliqué comment je pouvais naviguer sur internet et qu’ils m’ont ajoutée à leurs amis facebook.

> Voilà ce qu’elle devrait raconter, votre association.

> Puisque j’en suis à vous écrire, et même si cela ne concerne pas directement notre sujet, je vais vous parler de deux expériences personnelles que j’ai eues avec votre association, car je trouve qu’elles mettent assez bien en lumière quelques autres points qui me posent un sérieux problème.

> J’ai été à plusieurs reprises bénévole pour une association de Massy, Espace Singulier. Cette association fait d’ailleurs partie de ces associations bien moins bien loties financièrement que l’AVH et pourtant beaucoup plus ouverte et active. L’un des grands axes d’action de cette association est de mettre en relation les personnes handicapées ou leur famille et toutes les structures, associations, institutions dont elles pourront avoir besoin, ainsi que de les soutenir dans leurs diverses démarches. Cette association fait aussi occasionnellement des sensibilisations au handicap dans les écoles/collèges et c’est dans ce cadre que je suis intervenue plusieurs fois. Lors de ma première sensibilisation avec eux, je n’avais aucun matériel, notamment des cannes blanches, du papier braille, quelques petites babioles bien utiles pour faire des mises en situation. J’ai contacté l’AVH pour demander un prêt de matériel, présentant le projet, bref une demande sérieuse et parfaitement désintéressée. Malgré mon insistance, il m’a été répondu que l’AVH ne prêtait aucun matériel, que si je voulais bénéficier du matériel de l’AVH, il fallait que ce soit du personnel de l’AVH qui organise la sensibilisation. Résultat, j’ai fait marcher mon réseau et j’ai récupéré ce dont j’avais besoin grâce à la bonne volonté de quelques-uns. Mais qu’est-ce que ça signifie, cette espèce de volonté absurde de tirer la couverture à soi ? Dites-moi, monsieur le président, qu’est-ce qui est important, pour une association qui a pour vocation d’aider les personnes handicapées, la réussite d’un projet utile et intéressant, ou l’apparition du nom de votre fichue association dans tout ce qui touche au handicap visuel ? Si vous étiez réellement désintéressés et aviez pour seul désir de venir en aide aux personnes en situation de handicap, vous n’auriez que faire de savoir si c’est l’AVH ou Espace Singulier qui organise un événement de sensibilisation. Vous auriez juste envie d’aider tout projet potentiellement bénéfique aux non-voyants.

> Deuxième expérience, maintenant, ensuite je vous laisse tranquille :

> Il y a quelques années, fidèle cliente d’une crêperie excellente à Maisons-Alfort, j’ai proposé au patron de transcrire sa carte en braille. Très intéressé, il a tout de suite accepté. Un après-midi, j’ai pris une heure et demie de mon temps, gratuitement évidemment, pour taper à l’ordinateur sa carte. Ce monsieur, pourtant ayant un commerce à faire tourner, a pris lui aussi une heure et demie de son temps pour me dicter sa carte, ce qui ne lui rapportait absolument rien.

> Savez-vous où cela a coincé ? Oh, allez, c’est facile à deviner. J’ai contacté le service de transcription de l’AVH pour demander s’il était possible de transcrire en braille ma petite carte de restaurant, 4 pages en noir, 21 en braille. On m’a demandé d’envoyer mon texte et d’attendre que l’on m’envoie un devis. Pour ces 4 misérables pages, le devis s’élevait à 119 euros. Et il semble que, pour rendre les menus accessibles, il n’y ait aucune possibilité de récupérer une centaine d’euros dans les milliers que vous réclamez aux honnêtes citoyens en les faisant s’apitoyer sur le sort des pauvres aveugles. Non, c’était moi de ma poche ou le restaurant qui n’avait rien demandé, qui aurions dû sortir cet argent. Oh, j’imagine que, si j’avais proposé de faire écrire en gros Association Valentin Haüy sur la couverture, on aurait pu s’arranger, vous aimez bien la publicité.

> Le plus amusant c’est que, lorsque je me suis exclamée de surprise face au montant exorbitant, la gentille dame du service m’a expliqué que « vous comprenez, il faut faire de la mise en forme, ça prend du temps. »

> Bref, j’ai récupéré mon texte, je suis allée chez un ami qui a une embosseuse. Le temps de faire un peu de mise en page avec le logiciel DBT car, comme me l’a expliqué cette gentille dame, il est vrai que la mise en page ne sera pas la même en braille qu’en noir et qu’il faut adapter deux trois choses, le temps d’embosser deux exemplaires du menu, j’y ai passé à peine plus d’une heure. J’ai payé le papier, j’ai dû donner quelque chose comme 2 euros, je me suis rendue dans une papetterie et j’ai fait relier mes deux menus, j’ai dû m’en tirer pour 5 euros, et j’ai rapporté deux jolis menus tout beaux au patron de la crêperie qui, soyez-en sûrs, ne fera jamais appel à votre association pour quoi que ce soit vu la publicité que je lui ai faite.

> Mais vous êtes quoi, au juste, une association d’utilité publique ou une entreprise à but hautement lucratif ? J’étais totalement désintéressée, dans cette histoire, je n’avais pour but que de rendre un établissement accessible, je croyais que c’était un but commun avec l’AVH et que je trouverais un soutien, une aide à mon projet. Au lieu de quoi, on me demande 120 euros ! Et à côté de ça, je vous vois tenter de tirer les larmes de la ménagère en lui disant que l’aveugle est une pauvre créature isolée, exclue et qu’il a besoin d’elle pour survivre, pour pouvoir empocher 20000 euros en un temps record. J’avoue qu’il y a une contradiction qui me dépasse.

> Je vous remercie de m’avoir lue et j’espère sincèrement que vous ne prendrez pas mon message comme une agression gratuite, mais comme un mail réfléchi de quelqu’un qui aimerait que les choses changent. J’espère que vous tiendrez compte de mes remarques et qu’un jour, je pourrai arrêter de me récrier que je ne veux pas en entendre parler, quand on me demandera si je vais parfois à l’AVH.

> Je vous prie d’accepter l’expression de mes sincères salutations.

> Florie BERT

Je ne reproche absolument pas à l’AVH de faire de l’appel au don ; c’est l’une des missions essentielles d’une association et je trouve ça normal. Ce que je reproche c’est les méthodes utilisées, le message transmis, ainsi peut-être que le manque de transparence quant à l’utilisation de cet argent.

Par ailleurs, je ne prétends pas que les exemples utilisés pour apitoyer le peuple sont faux, n’existent pas. Toutefois, il s’agit d’une petite minorité de la population non-voyante, et une minorité bien précise, il s’agit de personnes venant de perdre la vue et ayant besoin de réapprendre à vivre. Ce que je reproche, c’est la pratique qui consiste à faire croire au grand public que cela concerne tous les non-voyants. J’estime qu’une bonne campagne d’appel aux dons, qui ferait à la fois de la sensibilisation et de l’appel au don, devrait consister en la présentation de la vie d’un aveugle dans la majorité des cas : celui qui fait du sport, celui qui travaille ou encore celui qui a une famille. Ensuite, et seulement ensuite, on pourrait expliquer que malheureusement, il existe une petite minorité de personnes non-voyantes qui ne peuvent vivre cette vie-là car, ayant perdu la vue tardivement, ils ont besoin de tout réapprendre. Voilà pourquoi il y a besoin de dons.

Voilà ce que je souhaitais ajouter, pour éviter la confusion. Je ne souhaite surtout pas lancer une guerre anti-AVH et je ne veux pas laisser quelques maladresses semer la zizanie. J’aimerais juste que les mentalités changent et que le bien des bénéficiaires passe avant l’appât du gain.