Une histoire de perception en milieu urbain
Intervention de Georges MASSON, lors du Congrès International sur la malvoyance du 27 novembre 2006 qui s’est tenu à l’Hôtel-Dieu de Lyon.
Cette intervention explicitait le cheminement de la mal-voyance à la non-voyance.
Bonjour, Mesdames et messieurs, bonjour tout le monde,
Quel inventaire, qu’est ce que je vais rajouter à tout ça ? Je vais donc parler de mon itinéraire personnel quelque peu rapidement. Je suis une personne pratiquement non-voyante maintenant, je perçois encore quelques sources lumineuses qui se limitent par exemple ici, aux luminaires au plafond de cette salle et c’est flou. J’ai été voyant, malvoyant et maintenant pratiquement non-voyant. Je prends conscience que lorsque je pensais être voyant, j’étais en fait plus malvoyant que je le croyais.
Maintenant abordons le thème du colloque : l’éclairage public.
Jusqu’à présent on a discouru sur la malvoyance et on devrait peut-être spécifier de personnes malvoyantes, et c’est bien plus confus que ça. Suivons par exemple mon itinéraire.
Autour de la trentaine, les lumières vives, le soleil étaient mes « très-bons-amis ». Et ceux-ci sont devenus agressifs, j’ai commencé alors à faire « l’indien », c’est-à-dire que je portais la main à la hauteur de mon front pour me protéger de l’éblouissement. A la tombée de la nuit je privilégiais les lieux où je pouvais conserver une autonomie optimale, enfin celle qui se rapprochait le plus du jour. Dans une cafétéria, une grande surface ou l’éclairage est intense, je profitais de mon aisance visuelle, jusqu’au jour où ces mêmes néons sont devenus aveuglants. j’étais alors embarrassé par cette lumière devenue agressive, éclatante et s’en était tellement éprouvant qu’arrivé chez moi je fermais les yeux pour trouver le noir, mais ce brouillard blanc papillonnant persistait.
Sur un itinéraire familier , qui jusque là me convenait , celui-ci deviendra alors mal-aisé, mon existence va basculer.
Longtemps je me suis évertué à m’accommoder avec la lumière, avec ses intensités et ses faiblesses. Si aujourd’hui vous veniez chez moi vous trouveriez peut-être la pièce trop tamisée.
Il y a encore une chose qu’il faut dire: quand j’étais malvoyant j’avais honte de ma malvoyance. J’avais une autonomie relativement normale le jour mais quand arrivait la nuit, entre « chien et loup » et plus encore l’hiver ou quand je traînais dans des lieux tamisés, boite de nuit, bar etc, je faisais tout pour dissimuler ma très mauvaise vue. J’adoptais une conduite qui était certainement pas toujours comprise, je fanfaronnais, prétendais un rendez-vous oublié, n’importe quoi surtout qu’on ne découvre pas que je ne voyais rien, cela me prenait la tête en permanence.
Maintenant je suis presque totalement aveugle, je me déplace avec une canne blanche depuis 9 ans. Je ne perçois plus grand-chose, il est vrai que je préférais ma situation de mal-voyant mais psychologiquement je vais mieux, « j’ai lâché les valises » ! Maintenant j’ai ma canne blanche, vous savez que je ne vois pas, si vous me tendez la main, si je ne la saisis pas c’est que je ne l’ai pas vu. La malvoyance, c’est d’être « entre deux chaises » tout ça est bien compliqué et surtout avec ses semblables.
Dans mes déplacements, quand je marchais sur un trottoir la nuit tombée, c’était alors plus laborieux. J’attendais que l’éclairage public s’allume, « il vient, il vient pas, pourvu qu’il vienne !». puis j’avançais sur ce trottoir tout en cherchant les vitrines éclairées, les traînées d’éclairage d’allées etc.. enfin tout ce qui pouvait répandre de la lumière. Systématiquement, je projetais mes yeux en l’air pour voir les éclairages publics et me faire une représentation de la trajectoire.
Au sujet de ces potelets que je nomme personnellement des « pètes-cacahuètes » qui sont tellement moches qu’on veut les dissimuler en les peignant en gris, c’était quand je me déplaçais sans canne, une angoisse permanente qui m’accompagnait. C’est un mobilier urbain dangereux, agressif et blessant, même actuellement avec une bonne technique de la canne. Ce qui me hérisse c’est de voir les plots sur la chaussée destinés à ces chères voitures afin d’entraver leur stationnement. Et bien eux ils sont en caoutchouc ! J’en conclus que l’on prend plus soin des pare-chocs que nos tibias !
Je me souviens à l’époque où j’étais mal-voyant et que je marchais sur le trottoir je fixais mon attention face à moi sur un point précis. Par exemple, la personne qui venait à ma rencontre, j’ancrais ma direction sur ce repère. Parfois cela provoquait un choc violent avec un jeune enfant qui tenait la main de sa maman et que je n’avais évidemment pas vu, c’était le drame. La personne réagissait de façon agressive ou apeurée, j’étais bien incapable de récupérer l’enfant, alors je me confondais en excuse tout en argumentant de ma mal-voyance. C’était affreux !
Quand je franchissais une rue, ça se passait relativement mieux. Je repérais l’éclairage public de la rue traversée ainsi que les phares de voiture qui gênent beaucoup Sylvie. Pour moi c’était l’inverse, quand les voitures arrivaient je captais les phares, j’estimais la distance et je traversais.
Je marchais plus aisément quand j’abordais la traversée d’une rue sachant qu’il n’y aurait pas d’obstacle, le stress reprenait une fois arrivé sur l’autre trottoir. Comme tout cela allait en empirant j’ai continué de marcher sur la chaussée en me guidant à l’aide des reflets des éclairages urbains sur les carrosseries des voitures en stationnement. Cela me soulageait et je me concentrais uniquement sur les phares qui venaient face à moi. J’ai adopté définitivement cette technique lors de mes déplacements solitaires surtout le soir tard quand il n’y avait plus de transport en commun. D’ailleurs le soir, très tard c’était plus facile qu’aux heures de pointe, heures dans la mesure du possible que j’évitais pour sortir. Si une voiture semblait intriguée ou semblait me surveiller, je simulais alors un comportement comme si je cherchais ou j’attendais quelqu’un ou je faisais l’andouille !
Je laissais alors rouler la voiture en me mettant à l’écart et je fixais ses feux rouges arrières qui me renseignaient sur la direction à prendre.
Je me suis souvent débrouillé de cette manière. Effectivement je me mettais en danger, mais pas autant que ça, la preuve je suis arrivé à 53 ans, donc ça se passait pas trop mal !
Aujourd’hui encore comme non voyant je suis souvent contraint de marcher sur la chaussée plutôt que le trottoir car ils sont profusément encombrés.
Je me suis rendu avenue Foch et on m’a demandé concernant les potelets : qu’est-ce qu’on pourrait trouver pour qu’ils soient plus visibles ? Virez-les !
Quand je songe à toutes ces énergies déployées, toutes ces réflexions pour ce matériel ! Que faire ? Déjà, il ne faudrait pas qu’ils amputent la surface ou l’on se déplace, qu’il se situent sur l’arête du trottoir surtout quand ils sont étroits, qu’on ne les pose pas au beau milieu de la circulation comme par exemple juste avant d’aborder un passage protégé. Ils pourraient être d’une matière moins agressive et bien évidemment bien contrastés. Leur rencontres involontaires est douloureuse et déstabilisante.
Vous-même quand vous marchez côte à côte vous êtes contraints de vous rabattre sur la chaussée vu la difficulté de circuler sur beaucoup de trottoirs ou il vous faudra déambuler en file indienne !
J’ai beaucoup souffert du peu d’éclairage dans la ville, je trouve que la chaussée bénéficie de l’éclairage au détriment des piétons. En effet, les automobilistes sont dans le confort de leur habitacle, chauffage, musique, radio etc… sur une chaussée dégagée, munie de phares pour s’éclairer tandis que les piétons sont relégués sur les trottoirs encombrés de mobiliers urbains, de panneaux d’indications destinés aux bagnoles, poubelles, jardinières de béton, etc… On saisit parcimonieusement cette lumière électrique, à croire que si il n’y avait pas de voiture il n’y aurait pas d’éclairage dans la cité !
Enfin on parle de parcours du combattant, ça fait tellement longtemps que je combats que je ne m’en rends même plus compte. Ce quotidien est tuant ! Si des améliorations doivent être faites, cela intéresse beaucoup de gens et comme l’a dit tout à l’heure un interlocuteur, ça ne concerne pas que les malvoyants car effectivement avec le vieillissement, de nombreuses personnes « bien-voyants » seront concernées. Par exemple, sur la Place des Terreaux, il n’est pas rare que des promeneurs se prennent dans les tibias ces plots d’aluminium à l’arête acérée. Pour ma part comme d’autres déficients-visuels c’est un des lieux que nous excluons de nos itinéraires. Ils sont nombreux ces lieux publics que nous évitons : Place de la République, Gabriel Péri, place de Charpennes, etc… et sans parler des rues piétonnes. La pléthore de ces endroits inaccessibles réduit l’espace de la ville, on n’y passe pas !
Je voudrais dire que si on s’implique pour de meilleurs aménagements urbains, afin d’accroître notre sécurité, notre accessibilité c’est aussi pour profiter aisément de notre vie, de sortir d’aller et venir comme tout à chacun.
Si on milite c’est aussi dans ce but pour jouir de la vie et non pas se battre constamment, que ce soit pour les transports en commun, l’éclairage, les déplacements, etc.
L’handicap, on se couche avec, on se lève avec, et ce jusqu’à la fin de ses jours !
J’espère que tout ça progressera, que nos remarques et nos propositions seront prises en considération que cela aille au-delà de la nécessaire sensibilisation. Parfois j’ai l’impression que nous sommes bien entendus. Pourtant, face à la réalité, je ne vois pas grand chose qui évolue voire même quelquefois qui régresse. Je constate trop souvent cela au contact des techniciens, « c’est la réglementation, c’est trop tard, c’est pas possible, c’est pas notre compétence » etc.
En espérant que ce colloque participe à une grande prise de conscience de nos difficultés quotidiennes et entraîne dans son sillon un avenir meilleur pour ce qui est le thème d’aujourd’hui les « malvoyants » !
Merci.
Georges MASSON