Il est ici question de vadrouilles, de vadrouilles au quotidien où l’on s’embrouille, se débrouille… parmi les réjouissances que nous offre la ville.
Nul ne peut nier les gains de visibilité, aussi bien dans le débat que dans l’espace publics, apparus ces dernières décennies, en faveur des personnes porteuses de déficiences.
Peu à peu a progressé l’idée selon laquelle, les questions d’accessibilité relevaient avant tout de la société, et non pas des personnes de moindre validité, prises individuellement.
Peu à peu le handicap change de camp: la charge en matières d’accessibilité insuffisante revient désormais à la collectivité, et non plus aux personnes déficientes elles-mêmes, qui constituaient jusqu’alors le problème en raison de leurs incapacités diverses, et dont les valides constataient plus ou moins les conséquences tout en s’estimant extérieurs à la situation.
La législation a de son côté balisé le terrain. Tandis que les thématiques liées au handicap ont pu parfois même devenir tendance. A présent, le propos politiquement correct ne saurait écarter les personnes en situation de handicap. Des dispositifs permettent d’exercer les droits, en matière d’éducation par exemple, de formation ou d’insertion professionnelles.
Des protocoles sont élaborés pour rendre plus accessibles les lieux publics. Des chartes sont censées rendre les espaces culturels et le monde du numérique à la portée de tous.
Quant aux outils technologiques, qu’ils soient déployés sur l’espace public (vocalisation d’équipements par exemple) ou diffusés sous la forme d’applications disponibles individuellement, ils sont promus et vantés pour rendre la vie dans la cité facile à tous. Le meilleur des mondes donc, qui ferait presque de nous des enfants gâtés, nous qui avons la chance de vivre dans un “pays riche”, c’est-à-dire un pays qui peut se pencher sur les plus fragiles puisque les priorités sont assurées, en principe, pour le plus grand nombre.
Pourtant, sévère est l’écart entre le discours et la réalité de terrain: la place des personnes handicapées en tout lieu et à tout moment est loin d’être conquise. Notre déambulation dans la ville, en toute autonomie et en toute sécurité illustre particulièrement ce paradoxe.
Si la sonorisation des carrefours, les bandes podotactiles ou les annonces vocales dans les transports en commun sont à mettre au compte des améliorations de notre circulation dans la ville, ces avancées objectives sont largement contrecarrées par les reculs qu’ont dans le même temps entraînés la complexification des cheminements dans des quartiers qui changent vite et qui nous soumettent sans cesse à de nouvelles épreuves.
Il paraît tout d’abord que la circulation automobile est en recul dans les grandes villes, que les espaces épargnés pour les piétons augmentent…
Peut-être, vu depuis les fenêtres des experts et des technocrates…
Mais sans doute ne sommes-nous pas placés des deux côtés des mêmes fenêtres!
Le trottoir est loin d’être un espace où l’on peut avancer en toute tranquillité, en toute sécurité.
Une quantité d’objets roulants l’ont investi, sans parler des débordements des commerces, des éléments du mobilier urbain, souvent positionnés sans aucune réflexion.
Les véhicules de livraison sont des obstacles aléatoires supplémentaires, d’autant plus que les emplacements spécifiquement dédiés à la desserte des bâtiments sont rarement suffisants.
Des potelets ou des blocs de béton censés éviter le stationnement sauvage sur les trottoirs, sont frénétiquement plantés, venant nous ajouter leur couche de difficultés et de danger supplémentaires.
D’autres solutions existeraient, existent ailleurs, plutôt que de prétendre nous protéger en nous compliquant davantage la vie. Elles seraient peut-être peu populaires, en décalage avec les pratiques ancrées dans les habitudes.
Mais les pratiques ne sont jamais figées; elles se forgent, notamment par la loi et son application.
Bref, on n’en finirait pas d’énumérer les nuisances qui font de chaque trajet une galère.
Sans compter que les travaux au long cours, entrepris dans les grandes métropoles nous plongent dans une instabilité permanente et de multiples perturbations générées par des chantiers qui nous obligent sans cesse à recalculer, chercher de nouveaux repères dans un boucan ambiant qui nuit à notre concentration.
Nos associations sont parfois invitées à donner leur avis dans la gestion de ces situations provisoires, comme elles sont consultées sur les aménagements-phares de quelques quartiers, en général quand tout est décidé ou n’est guère amendable que sur les détails… Là s’arrête la démocratie…
On ne va tout de même pas nous autoriser à penser la ville…
Nous ne devons pas être dupes de ces simulacres qui ne s’appliquent d’ailleurs qu’à une petite partie de la ville, l’essentiel de celle-ci, c’est -à-dire les quartiers qui ne sont pas en rénovation, subit la lente dégradation de ses trottoirs devenant parfois impraticables en raison de l’état des revêtements, des irrégularités qui s’alignent et des envahissement divers…
Nos associations sont aussi conviées à des inspections de travaux finis. En général, c’est fluide et beau, car l’esthétique n’a jamais été oubliée; elle prime d’ailleurs le plus souvent sur la fonctionnalité…
Ensuite, c’est-à-dire après la réception des chantiers, la nature reprendra le dessus: les circulations libres de tout encombrement seront interrompues, empiétés, oubliées…
A terme, nous ne ressortons pas toujours gagnants des réaménagements de quartiers. Nous passons en tout cas chaque fois à côté d’occasions d’universaliser les solutions les plus convenables:
des couloirs avec des largeurs ou des revêtements référencés, une signalétique simple et constante…
Pourquoi le trottoir des villes ne ferait-il pas l’objet d’un standard, au niveau national ou européen ? La circulation piétonne au quotidien mérite bien cela, tout autant que les autoroutes…
L’urbanisme moderne a balayé le schéma classique des trottoirs longeant les façades d’immeubles où s’alignent numériquement les entrées.
Même en ayant anticipé son déplacement, même en ayant recours à un navigateur ou des plans en relief, la configuration des abords, l’accès aux lieux d’accueil ne correspondra pas forcément à la préparation même minutieuse du déplacement, surtout si c’est la première fois.
Certes, les plus connectés parmi nous sont curieux de naviguer et finissent toujours par se sortir des orages. Mais cette excellence n’est pas le lot du plus grand nombre, pour qui les reculs et les complications s’accumulent .
Si la régression, ou le sentiment de régression l’emportent sur les avancées constatées ça-et-là, c’est bien que l’accessibilité n’est pas une affaire de technologie. Elle ne saurait en tout cas se contenir dans des protocoles, surtout si ceux-ci sont peu contraignants, comme c’est le cas pour l’accès aux établissements recevant du public ([ERP]).
L’accessibilité est surtout une affaire de volonté, de préoccupation constante, et non une fioriture qu’on ajoute pour faire bien ou parce que la loi l’exige.
Pour préciser les choses concernant les [ERP], rien ne peut y remplacer l’accueil physique, c’est-à-dire la disponibilité d’agents bien vivants, pour faire face à la pluralité des situations possibles.
Même un robot qui parle ou un plan interactif dernier cri ! Ni les lieux communs, ni la persuasion ne peuvent transformer les éprouvés de la vraie vie qui s’imposent, assaillants au quotidien et qui, s’agissant de nos conditions de déambulation dans la ville, imprime nos corps tendus et las d’encaisser les désagréments.
Il ne sert à rien de se laisser convaincre par le contraire d’une réalité : notre autonomie régresse chaque jour davantage.
Il faut oser ce constat, même s’il risque de heurter l’image que nous tentons chaque jour de construire de nous-mêmes. Et ni les outils technologiques, ni l’exigence des normes, dont il ne s’agit pas de nier les apports, ne peuvent suffire à compenser la marche vers une société au fond excluante.
D’ailleurs, l’acharnement de la langue de bois à servir l’inclusion à toutes les sauces, traduit bien ce détournement du regard. Les bonnes volontés affichées comme les discours creux, n’ont aucun sens dans le vide politique qui caractérise un monde en proie au délitement des communs.
Pour l’heure, la seule ambition qui vaille chez des élus et des décideurs à courte vue, c’est de ne pas fâcher le plus grand nombre. Il ne s’agit pas pour eux de risquer l’impopularité. Et ce plus grand nombre, est d’abord peuplé d’individus motorisés, peu enclins à modifier leurs habitudes, ainsi que de cyclistes bien pensants…
Et il ne s’agit surtout pas d’accabler ceux qui ont accaparé la voierie. Ils sont le produit façonné par les intérêts particuliers que sont notamment les industries pétrolière et automobile. Ils sont les clients de ces industries. Ils sont la manifestation de cette culture dominante de la bagnole et du transport individuel qui doit pouvoir pénétrer en tout point de la cité.
Dès lors, les changements ne peuvent guère s’ambitionner qu’à la marge. L’aménagement urbain sera au mieux guidé par la médiocrité : on se contentera par exemple de [zones dites apaisées], de “modes actifs”, de voieries aplanies… d’où devrait émerger comme par enchantement, la meilleure harmonie, le meilleur partage entre les différents usagers de la rue.
Comme si une juxtaposition de comportements et de choix individuels pouvait constituer un système cohérent et suffisant pour préserver l’intérêt général, quand l’essentiel est absent de la politique de la ville, à savoir la préservation d’un espace collectif de vie.
Sous leur aspect novateur, les aménagements cités plus haut en exemples, s’avèrent être au fond des espaces de non droit, des signes de renoncement et de démission. Nous nous heurtons chaque jour, au sens figuré comme au sens propre, aux multiples embûches de cette naïve illusion, qui pose le sens civique et la prise de conscience comme des données acquises.
Nous connaissons le résultat …
C’est le vélo qui plie face à l’auto, le piéton qui plie face au vélo… Quant au piéton en situation de handicap, il paye la facture finale. A moins qu’il opte pour le confort d’une douce réclusion.
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