C’est jeudi. Il fait très beau. Deux rendez vous qui se bousculent, un bus qui m’ignore sur le trottoir à 80m de l’arrêt malgré mon agitation, je suis définitivement en retard. Bon, je prendrai un taxi à Perrache.
Je suis Odile Boisson, très, très mal voyante, mais j’ai encore la chance de me diriger grâce aux repères contrastés et à la possibilité de m’orienter. En grave difficulté visuelle depuis l’enfance, donc depuis très longtemps, j’ai eu tout loisir de prendre mes propres repères et suis totalement autonome. J’utilise une canne blanche d’appui, certes, moins efficace dans la recherche d’obstacles au sol, mais qui me rend de multiples services tels que récupération d’équilibre lorsque je rencontre des embûches non détectées, un appui bienfaisant lors d’attente prolongée ou pour me stabiliser quand je dois rester debout dans ces métros sans confort, juste bons à faire du nombre, etc.. Le centre d’échange de Perrache est pour moi un passage obligé car c’est là que me conduit le seul bus qui passe près de mon domicile.
Nous avons fait connaissance, je poursuis mon histoire.
À Perrache, pour prendre un taxi, j’ai mon cheminement et n’y déroge que très rarement. Toutefois, jeudi, un brave homme m’a convaincue de prendre l’ascenseur qui conduit à ces taxis et a appuyé lui-même sur le bouton qui devait me déposer juste devant les voitures. Peut-on en vouloir aux braves gens qui veulent aider ? non, bien sûr, mais on peut quand même donner un conseil : si l’on veut aider un aveugle, il faut l’accompagner jusqu’à son but final ou le laisser avec ses propres initiatives. L’ascenseur ne m’a pas offert l’arrêt prévu. Me voici donc en terre totalement inconnue : béton gris au sol, béton gris au plafond, béton gris à droite, route goudronnée à gauche. Je suis égarée en milieu hostile, perplexe, je me concentre, j’oublie tout le reste, Hélas !… et voilà : patatras !.. il y avait là quelques marches descendantes en béton gris dans le béton gris. Qu’avais-je fait de ma canne dans cette hyper concentration ? je ne saurais le dire. Enfin, plongeon en avant spectaculaire, choc violent.
Peu de monde dans ces endroits sinistres, sauf les personnes pour qui la vie est grise. Il s’en trouvait justement. Venant à mon aide, ramassant mes affaires éparpillées, me rendant mon sac à main rempli de trésors en prenant bien soin d’eux, m’accompagnant efficacement et délicatement jusqu’à s’être assurés que j’étais bien montée dans un taxi.
Silhouette furtive et inconnue, toi qui es retourné vers ton univers gris dans cette fleur de béton, si tu lis ces lignes, apprends toute ma reconnaissance.
Bien sûr, le taxi ne m’a pas conduit à mon rendez vous mais aux urgences. Couloirs d’attente des services d’urgences, couloirs d’attente de radiologie.
Jeudi gris.
Et dire qu’il aurait suffi d’un trait de peinture blanche pour attirer mon attention sur ces maudites marches ! pas assez coûteux ? Pas assez prestigieux ?
Alors, personnes âgées, déficients visuels, préparez votre carte Vitale si vous devez traverser des zones grises.
Bilan : immobilisation pour 6 semaines environ avec fractures sur le pied et double entorse, tibia arc en ciel avec un camailleu de bleu au jaune, côtes endolories.